Toujours moins cher, la folie déco ? Émission TV, « Envoyé spécial » et approvisionnement au Vietnam

Toujours moins cher, la folie déco ? Émission TV, « Envoyé spécial » et approvisionnement au Vietnam

02/10/2025 0 Par Camille Hulaut

Bougies parfumées à 2,99 €, tables basses à 49 € et vaisselle colorée vendue par lots : après la fast-fashion, place à la fast-déco souvent promotionnée par de nombreuses émissions de TV d’aménagement et décoration. En quelques années, le marché de la décoration a été bouleversé par une nouvelle logique : acheter plus souvent, moins cher, et renouveler sans cesse son intérieur.

En France, chaque foyer dépense désormais entre 500 et 1 000 euros par an pour décorer son logement. Une somme considérable, stimulée par l’émergence de géants européens du low-cost et de plateformes e-commerce qui rivalisent de collections éphémères. Mais derrière cette course à la déco tendance, une question demeure : qui profite vraiment de cette frénésie ?

Les émissions TV de décoration : vitrines de la fast-déco

Le succès de la fast-déco en France s’explique notamment par la forte exposition médiatique qu’elle reçoit à travers les émissions de télévision spécialisées dans l’aménagement et la décoration. Des programmes phares comme « D&CO » (M6), « Maison à vendre » (M6) ou encore « La Maison France 5 » (France Télévisions, aujourd’hui remplacée par Mieux chez soi), ont largement contribué à populariser l’idée qu’il est possible de transformer son intérieur rapidement, à moindre coût et en suivant les tendances du moment.

Ces émissions reposent sur plusieurs leviers :

  • La mise en avant d’objets accessibles : lampes design, tables basses ou tapis colorés souvent issus de grandes enseignes de fast-déco.
  • La logique du « avant/après » : qui crée un effet spectaculaire et pousse le spectateur à croire qu’un simple changement de mobilier peut métamorphoser une pièce.
  • Une scénarisation de l’achat impulsif : les conseils des décorateurs et les listes shopping données à l’écran encouragent le public à reproduire immédiatement les aménagements vus chez soi.

Résultat : ces programmes agissent comme de véritables catalyseurs de consommation, orientant les téléspectateurs vers les enseignes partenaires ou les marques citées.

Cependant, cette visibilité a aussi des effets pervers :

  • elle banalise l’idée de changer régulièrement sa décoration plutôt que de miser sur la durabilité,
  • elle met sous pression les petits artisans et les créateurs indépendants, rarement invités à l’écran,
  • elle contribue à l’ancrage d’une culture de la déco « jetable », où l’esthétique prime sur la solidité et la qualité.

En somme, les émissions TV françaises de décoration, en cherchant à démocratiser le design et à séduire un large public, deviennent involontairement l’un des moteurs de la fast-déco, en amplifiant ses codes et en l’ancrant dans le quotidien des foyers.

La fast-déco : un phénomène de masse

Le marché de la décoration en France a longtemps été dominé par quelques acteurs historiques comme Ikea ou Casa. Mais l’arrivée de nouveaux géants, à l’image du danois Jysk (3 500 magasins dans le monde), a redistribué les cartes. Leur force : proposer des produits attractifs, à prix cassés, renouvelés très régulièrement pour créer un effet de mode permanent.

Résultat : les Français achètent des objets décoratifs comme ils achètent des vêtements, selon les saisons et les tendances. Lampes, paniers, coussins ou tables d’appoint deviennent des produits de consommation courante, parfois achetés sur un coup de tête.

Derrière les vitrines : une chaîne mondialisée

Pour vendre une lampe à 9 € ou une chaise à 29 €, les enseignes misent sur une organisation globale. Le design est pensé en Europe, mais la fabrication est délocalisée vers l’Asie, où les coûts de production sont bien plus faibles.

Le documentaire d’Envoyé Spécial a montré comment cette logique s’incarne aujourd’hui au Vietnam, devenu l’un des nouveaux ateliers mondiaux de la déco. Dans des usines de Hanoï, Hô Chi Minh Ville ou Binh Duong, des milliers d’ouvrières produisent des paniers tressés, des meubles en bois ou des abats-jours destinés au marché européen.

Le Vietnam : un pays « export-first »

Longtemps centré sur le textile et l’agriculture, le Vietnam a pris en une décennie un virage clair : devenir un pays d’exportation.

  • Le mobilier et la décoration représentent aujourd’hui plusieurs milliards de dollars d’exportations annuelles.
  • Le pays est devenu le 2e fournisseur mondial de meubles en bois pour les États-Unis et un acteur clé pour l’Europe.
  • Les autorités vietnamiennes encouragent cette dynamique avec des zones industrielles dédiées, des incitations fiscales et la signature de nombreux accords de libre-échange (EVFTA avec l’Union européenne, CPTPP avec l’Asie-Pacifique).

Comme l’explique Guillaume Rondan, fondateur de MoveToAsia, qui a accompagné les équipes de France 2 :

« Le Vietnam mise sur la qualité et le volume. Son avantage est d’allier un savoir-faire artisanal – très recherché en déco – avec une organisation industrielle tournée vers l’export. Les enseignes européennes trouvent ici un partenaire capable de livrer des millions de pièces à des coûts compétitifs. »

Les gagnants : enseignes et distributeurs

La fast-déco profite avant tout aux grandes enseignes européennes. Leur modèle repose sur :

  • des volumes massifs ;
  • des marges dégagées non pas sur le produit unitaire, mais sur la rotation rapide des collections ;
  • une stratégie marketing qui incite les consommateurs à renouveler leur déco chaque saison.

Les distributeurs captent donc une grande partie de la valeur, tandis que les producteurs vietnamiens fonctionnent avec des marges plus serrées, concentrées sur le volume et la compétitivité.

Les consommateurs : victimes consentantes ?

Les Français sont à la fois acteurs et victimes de cette logique. Ils profitent de prix attractifs, mais à long terme, le modèle s’avère coûteux. Dépenser 800 ou 1 000 euros par an pour des produits peu durables finit par peser sur le budget familial.

De plus, cette consommation effrénée génère un paradoxe : alors que beaucoup aspirent à une vie plus responsable et durable, la déco devient un secteur du jetable, où l’accumulation prime sur la qualité. Certains consommateurs en viennent même à réserver une « pièce de la honte » pour stocker leurs achats inutilisés.

Les perdants : artisans et durabilité

Les premiers perdants de cette course aux prix bas sont les artisans locaux et les fabricants européens de qualité. Incapables de rivaliser avec des objets produits au Vietnam ou en Chine pour quelques euros, ils sont relégués à des niches de marché.

La durabilité est également sacrifiée. Matériaux composites, peintures chimiques, absence de réparabilité : la fast-déco fabrique des objets à durée de vie très courte, générant un volume considérable de déchets.

Enjeux écologiques et sociaux

Derrière la fast-déco se cache une empreinte écologique et sociale préoccupante :

  • Transport maritime massif depuis l’Asie, fortement émetteur de CO₂.
  • Pression sur les ouvriers vietnamiens, soumis à des cadences élevées et à des salaires encore modestes.
  • Utilisation de matériaux non recyclables et de traitements chimiques.

L’Europe commence à réagir, en imposant de nouvelles normes : certifications FSC pour le bois, restrictions sur les produits chimiques (REACH), et bientôt l’EUDR (règlement sur la déforestation importée).

Et demain ?

La question de l’avenir est centrale : la fast-déco peut-elle survivre face à la montée des préoccupations environnementales et sociales ?

Plusieurs tendances se dessinent :

  • Les consommateurs prennent conscience de la nécessité de consommer moins mais mieux.
  • Les distributeurs sont poussés à développer des gammes plus durables, issues de forêts certifiées ou de matériaux recyclés.
  • Le Vietnam, s’il veut garder sa place de leader, doit investir dans la traçabilité et la durabilité. Les usines capables de fournir des produits certifiés, avec un impact réduit, seront celles qui attireront les grandes enseignes dans les années à venir.

Conclusion

À la question « à qui profite la folie de la fast-déco ? », la réponse est multiple. Les grands gagnants sont les enseignes et distributeurs européens, qui ont su capter une demande croissante pour la décoration accessible. Les consommateurs, eux, profitent de prix bas mais s’enferment dans un cycle coûteux et peu durable.

Quant au Vietnam, il s’impose comme un maillon incontournable de cette chaîne mondialisée. En choisissant une stratégie d’export-first, le pays profite des milliards dépensés par les Européens pour meubler et décorer leurs intérieurs. Mais cette réussite s’accompagne de défis majeurs : améliorer les conditions sociales, réduire l’empreinte écologique et se préparer à un marché où la durabilité ne sera plus une option, mais une exigence.